INTERVIEW : 2000-03-25 Ratapop (by Fred & Stephane)



Joseph Arthur nous a toujours fascinés.
Sa musique intransigeante, dure, profondément humaine a ce don de soulever le cœur, d’émouvoir chacun de nous d’une manière très personnelle. L’occasion de rencontrer une telle personne ne pouvait nous échapper. Nous espérons surtout que vous ressentirez l’intensité d’une telle rencontre, à la suite de laquelle Joseph nous a confié avoir eu droit à l’interview la plus intelligente qu’il n’ait jamais faite. Décidément, nous, on n’oubliera pas.


Ton premier album, Big City Secret, semblait être offert à nous: de toi à nous. Avec Come From Where I'm From, c'est la direction opposée, c'est-à-dire de nous vers toi. Pourquoi est-ce que ta relation avec le public a changé? 

Joseph : C'est intéressant, comme question: l'un serait un secret, et l'autre une invitation… Je ne sais pas, à vrai dire, ça vient de l'inconscient. Je n'y ai jamais réellement pensé après la sortie du disque. Peut-être que j'ai évolué, que je n'ai plus peur d'être exposé, je ne sais pas… Ca n'a rien de conscient, dans tous les cas.

Il y a eu une longue pause entre Big City Secret et Vacancy. Peux-tu décrire la manière dont a évolué ta musique, et comment tu la décrirais aujourd'hui? 

Joseph : C'est difficile de dire comment elle a évolué… 

On peut dire que c'est du folk, mais ce serait un peu restrictif… 

Joseph : Oui, c'est vrai, tout le monde dit "Joseph Arthur fait du folk". Je dis "Ouais, OK.", c'est tout. Les gens de ma génération ont entendu tant de styles de musique: du hip-hop à Nirvana à Bob Dylan, en passant par Leonard Cohen… Je crois qu'il n'y a plus de limite claire entre les styles; je me sens donc encore moins d'un style particulier. Je crois que je fais une musique qui est ouverte, et c'est tout. Je pense que les différences entre mes trois albums résident dans le fait que je contrôle de mieux en mieux mon son; je joue la majorité des instruments. Le son m'appartient de plus en plus, j'ai acquis une confiance en moi suffisante pour faire cela.

Est-ce que Vacancy t'a aidé à faire Come To Where I'm From? 

Joseph : Oui, dans un sens, mais pas de la manière classique, puisqu'ils ont été écrits au même moment, ainsi qu'un autre album. On avait à peu près 40 chansons, c'est pour cela que ça a pris tant de temps; on n'arrêtait pas d'enregistrer en studio. Donc Vacancy m'a aidé à faire cet album, dans le mesure où ce qui n'appartenait pas à cet album appartenait à l'autre. Je ressens plus ces disques comme un tout qui s'assemble, mais rien de ce dernier album pourrait figurer dans Vacancy ou vice-versa, ça foutrait tout en l'air.

Qu'est-ce que tu attendais de Vacancy? Etait-ce un mini-LP conceptuel? 

Joseph : Je pense effectivement qu'il est conceptuel; personne n'a jamais dit qu'il l'était, mais je le vois personnellement comme ça. Il n'y a aucune ambition sur le disque, mais un travail sur la matière. Dans un sens, c'est un album calme, mais si tu vas vers lui, il peut t'offrir beaucoup; il ne viendra pas vers toi. Et il n'y en a eu que 10000 tirés. Je crois que c'est mon album préféré parmi ceux que j'ai faits. C'est aussi une invitation, dans un sens: Big City Secret est un secret et Vacancy une pièce ouverte. Mais cette pièce ressemblerait plus à une chambre de motel, où tu passerais juste une ou eux nuits. En revanche, Come To Where I'm From est une invitation forte. Mais encore une fois, je n'avais pas prévu que ça serait comme ça, ça l'est, c'est tout.

En studio, comment as-tu appris à te servir des machines? Tu utilisais des machines dès tes débuts? 

Joseph : Il n'y a pas tant de machines sur Come To Where I'm From… je vois plus ce disque comme un disque de musicien, mais avec cette sensibilité aux boucles, sans toutefois utiliser des boucles. Je n'avais jamais utilisé de machines avant de faire la tournée pour Big City Secret.

Tu joues une sorte de musique américaine traditionnelle; comment expliques-tu le fait que tu sois presque inconnu aux Etats-Unis, et que tu aies du succès en Europe? 

Joseph : Je ne sais pas. C'est bizarre; surtout pour ce dernier album, que je trouve beaucoup plus américain que les autres albums. Mais ça change quand-même aux Etats-Unis: j'ai l'impression que les Etats-Unis réagissent maintenant comme la France réagissait la dernière fois que je suis venu. Je donne plein d'interviews, je bénéficie de bonnes chroniques, donc on dirait que la vibration a fini par atteindre les Etats-Unis. En plus, c'est le premier album qui soit sorti chez une grande maison de disques aux Etats-Unis, alors qu'en France, mes albums ont été sortis chez Virgin tout de suite.

Quelles sont tes relations avec Neil Young, Lou Reed, Leonard Cohen? Tu te considères comme leur fils spirituel?
Joseph : Je ne me suis jamais considéré comme tel, mais je le suis peut-être… Ce sont des grosses influences pour moi, des gens que je respecte beaucoup. Donc je le suis potentiellement. C'est un gros compliment.

Ce nouvel album est beaucoup plus dur, plus sombre; dans quel état d'esprit étais-tu lorsque tu l'as enregistré? 

Joseph : J'ai rencontré beaucoup d'états d'esprit différent, puisqu'il a été enregistré sur une période assez longue. Dans l'ensemble, c'était une période assez difficile. J'étais entrain de passer d'un vieil adolescent à un jeune adulte, j'ai 28 ans maintenant. Ca a été la transformation de quelqu'un d'à peine vingt ans à quelqu'un qui va bientôt atteindre la trentaine. Vous avez l'air d'avoir un tout petit peu plus de vingt ans…
Frédéric: 23 ans.
Stéphane: 21 ans.
Joseph : C'est à la fois une période agréable et une période difficile… Mais c'est avant tout une période où vous êtes plus libre que tout autre période: c'est la période où vous pouvez commencer à vous prendre en mains tout seuls, mais où l'on n'attend pas trop de vous non plus… A 25 ans, ça va encore, 26, c'est tout juste, mais à 27 ans, on se dit qu'il serait peut-être temps d'être plus adulte, et une chose bizarre arrive. C'est difficile à expliquer… Beaucoup de jeunes meurent à 27 ans, parce que l'adolescence doit mourir à cet âge, et certains prennent ça à la lettre. Mais une partie de toi doit mourir, pour qu'une autre puisse prendre sa place. C'est une étrange transformation. Une fois cette transformation passée, tu te sens plus jeune d'un seul coup, alors que quelques mois avant, tu avais l'impression d'être vieux et d'avoir envie de mourir. Je ne sais pas si c'est le cas de tout le monde, mais en tous cas, ça a été le mien. Je crois que ce dernier album parle pas mal de ça…

Quelle est la place de la peinture dans ta vie? C'est une manière complémentaire à la musique de t'exprimer? 

Joseph : Je crois que ça va avec ma musique, et mes poèmes… c'est un tout dans mon esprit. Je ne comprends pas pourquoi si peu de gens pratiquent ça… c'est comme s'ils établissaient leur identité grâce à une seule chose… ça me semble être une limitation imposée par eux-mêmes. J'ai l'impression que les gens ont tendance à dire "OK, j'ai écrit une chanson folk, donc je suis un auteur/compositeur/interprète" et à ne penser à rien d'autre, ils s'arrêtent là, et ne se disent jamais qu'ils pourraient éventuellement peindre, pour voir ce que ça apporte. Je ne veux me poser aucune limitation à ce que je dois faire, ou ai droit de faire.

Sur Vacancy, tes dessins ont cet aspect bon marché, cet esprit lo-fi à la différence de ceux des deux autres albums. Tu essaies de faire des dessins qui reflètent la musique du disque? 

Joseph : Oui. Il y a moins de couleurs dans Vacancy, que ce soit sur les dessins ou dans ma musique, alors que le dernier est beaucoup plus coloré, plus vivant. Encore une fois, je préfèreVacancy. Je ne le considère pas comme meilleur, mais il me touche beaucoup plus. Come To Where I'm From est selon moi mon meilleur album, mais Vacancy me touche beaucoup plus, que ce soit au niveau de la musique ou des dessins.

Est-ce que tu n'as pas peur de te rendre plus faible en te livrant comme tu le fais? Les gens peuvent te blesser lorsqu'ils savent beaucoup de choses sur toi… 

Joseph : Peuvent-ils vraiment blesser? Je ne sais pas, puisque je n'en ai pas encore fait l'expérience. Peut-être que c'est une erreur de le faire, et que je vais un jour me retrouver enfermé dans les toilettes avec un pistolet sur ma tempe. Je crois que ce genre de choses fonctionne avec le paradoxe: plus tu te révèles, plus tu deviens mystérieux, plus tu es exposé, plus tu deviens invincible. Une fois que tu t'es exposé, tu t'en fiches… on est tous pareils, donc lorsque je m'expose, je ne fais pas grand chose de plus qu'un autre… Pour moi, il y a une vitalité vers laquelle je suis tiré; c'est peut-être une bêtise, un rêve fou duquel je me réveillerai un jour en me disant "Oh mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait?". Autant tenter notre chance à chaque occasion, sinon, quel intérêt? On ne vit que 70 ans à peu près…

Tu as eu une vie particulièrement dure. Te sens-tu encore comme un jeune homme aujourd'hui? N'as-tu aucun regret? 

Joseph : Je me sens très jeune aujourd'hui. Il y a un an, je me sentais vieux, à tel point que je me demandais si je n'allais pas mourir dans les vingt secondes qui suivaient. Aujourd'hui, c'est tout le contraire. Je sens que je suis au commencement, après la fin.

Dans American Beauty, il y a cette phrase: "Il y a tellement de beauté dans ce monde que ça en est insoutenable". Qu’en penses-tu? 

Joseph : Je crois que c'est ce qui m'a tiré vers l'envie de faire des choses, cette énergie. Je comprends tout à fait cette phrase. Il y a une époque où je me sentais vraiment comme une vieille femme seule. J'essaie de capturer des situations dans l'humanité qui me rendent triste et d'écrire dessus.

Comment considères-tu ta vie aujourd'hui? Penses-tu enfin pouvoir être heureux? 

Joseph : C'est un moment très agréable, très excitant: je voyage sans arrêt presque partout dans le monde, je fais de la musique; j'ai des avenues entières devant moi pour m'exprimer et créer. C'est une autre sorte de don. Je veux avant tout profiter de ce moment, car je sais que ça ne sera pas toujours comme-ça. Je veux honorer ce moment et être un bon être humain. Je crois réellement que je peux être heureux, à un certain niveau.



Interview Fred & Stéphane
Lille, Zenith Arena, 25.03.00


Popular Posts